J. Rime: Le baptême de la montagne

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Titel
Le baptême de la montagne. Préalpes fribourgeoises et construction religieuse du territoire (XVIIe-XXe siècles)


Autor(en)
Jacques, Rime
Erschienen
Neuchâtel 2021: Éditions Alphil
Anzahl Seiten
680 S.
von
Alessandro Ratti

Jacques Rime poursuit une enquête d’histoire religieuse de la Gruyère entamée avec son précédent ouvrage au titre évocateur, Bergers des âmes au pays des armaillis (Cabédita 2014). Ce nouvel opus, paru en 2021 chez Alphil, est une monographie issue de l’habilitation de l’auteur en histoire de l’Église. Tout en conservant sa vocation académique, le Baptême de la montagne illustre dans une certaine mesure une approche portée sur le grand public.

Il s’agit d’abord d’un livre d’envergure. En témoigne l’imposante bibliographie, tant au niveau des différentes sources mobilisées que de la littérature scientifique. Néanmoins, il ne saurait échapper à un large public en cela que sa structure est simple, logique et claire. Les quatre parties, se composant chacune de plusieurs chapitres, sont précédées d’une introduction et suivies d’une conclusion. Un fil rouge relie les chapitres et le caractère encyclopédique de certains d’entre eux les rend aussi abordables séparément.

La perspective de longue durée s’accompagne d’une approche comparatiste qui focalise de temps à autre l’attention sur d’autres régions alpines et préalpines centrales et occidentales, latines et germanophones, de la Suisse à la Savoie. Le sous-titre précise un intérêt majeur pour la période moderne et surtout contemporaine, du XVIIe au XX e siècle, avec en outre des plongées récurrentes dans le Moyen Âge.

Au niveau géographique, une caractérisation plus précise et détaillée des Préalpes par rapport aux Alpes aurait été bienvenue et utile pour rappeler au lecteur quelques distinctions significatives entre ces deux types de territoires, proches mais de loin pas identiques. À titre d’exemple, nous pouvons évoquer une saisonnalité sensiblement différente ou un paysage culturel construit, conçu et représenté de manières multiples et variées au cours du temps. En revanche, les distinctions marquantes du paysage sacré selon les confessions catholique et réformée sont analysées et présentées avec soin. Concernant le cadre chronologique, le choix du temps long est certes intéressant et porteur de résultats tangibles, mais un approfondissement plus fin des différences qui marquent le passage de l’Ancien Régime à la période postrévolutionnaire par rapport aux thèmes développés aurait été nécessaire.

L’introduction présente d’emblée un panorama des liens développés par l’historiographie entre religion et espace et plus précisément entre christianisme et montagne. Elle se poursuit en justifiant le choix du terrain «microcosmique» des Préalpes fribourgeoises, invoquant une approche micro historique dans le domaine de l’histoire culturelle, après avoir brossé un bref aperçu de l’histoire économique. Ce faisant, Rime cherche moins à opposer qu’à accorder la micro-histoire à l’histoire quantitative, se plaçant dans la lignée d’analyses «au ras du sol», selon l’heureuse expression de Jacques Revel et de sa préface à ce monument de la micro-histoire qu’est Le pouvoir au village de Giovanni Levi (titre original italien L’eredità immateriale. Carriera di un esorcista nel Piemonte del Seicento, Einaudi, 1985). Au fur et à mesure que l’auteur déroule ses chapitres, l’approche micro historique tend malheureusement à disparaître au profit d’une focalisation sur les élites religieuses, intellectuelles et politiques. Leurs études, représentations et actions sont davantage traités que la vie, les trajectoires et les pratiques des gens de la montagne, paysans et bergers, de ces acteurs locaux qui peuvent s’organiser en groupes à caractère religieux et exercer un fort impact sur la vie paroissiale et dévotionnelle, mais aussi sur le paysage sacré par le biais des confréries.

Intitulée «Un espace lointain», la première partie rappelle les mystères qui peuplent l’imaginaire autour d’une connaissance longtemps approximative du monde de la montagne alpine. Si les thèmes sont désormais largement connus, cette partie a le mérite de constituer une sorte de thesaurus des travaux des folkloristes auxquels elle se réfère et notamment, en premier lieu, du pasteur Bridel. Cette partie s’articule avec un chapitre dédié à la «religion populaire», formulation quelque peu malheureuse puisqu’il est ici nécessaire de rappeler que le terme est tombé en désuétude au sein de la recherche scientifique il y a de cela quelques décennies. Si l’utilisation de ce concept a permis des avancées notables en son temps et que ses mérites sont à souligner, on peut s’interroger si, à l’heure actuelle, des alternatives à cette formulation n’auraient pas pu être trouvées par l’auteur. Le dernier chapitre de cette partie se concentre sur les relations complexes et rocambolesques des montagnards et du clergé. La montagne apparaît à la fois comme un terrain de jeu de la liberté paysanne échappant au contrôle paroissial et comme un terrain sommital de conquête spirituelle que l’Église essaie d’atteindre, en gagnant au fur et à mesure du temps au ciel un peuple qui, à la plaine, lui échappe.

La deuxième partie («L’Église, les Alpes et l’invention de la tradition») reprend les travaux du doyen Bridel, cette fois dans la perspective du lien qu’il tisse entre religion et montagne, en équilibre entre folklore et pastorale. Dans le chapitre suivant, l’Église abandonne ses anciennes hésitations et méfiances vis-à-vis de la montagne, partant enfin à la conquête des sommets. Survient alors une véritable course à la montagne pour bénir, voire baptiser, les alpages avec croix et chapelles. Ce foisonnement religieux de la deuxième moitié du XIXe siècle atteint son apogée avec la République chrétienne, qui s’enracine dans la tradition ruraliste fribourgeoise, analysée dans le dernier chapitre de cette partie. La troisième partie («La montagne catholique») se focalise sur l’œuvre de l’abbé Bovet et sur son action alliant terre et foi, sacré et morale. Dans sa lignée, une légion de prêtres folkloristes et surtout alpinistes contribuent à forger la grande nouveauté du XX e siècle: l’Église se met au sport de montagne et ce même en hiver, en animant les camps de skis des jeunes et des familles. Le dernier chapitre de cette partie s’intéresse de près aux prêtres patoisants et aux aumôniers des armaillis dans le cadre de la ferveur régionaliste gruérienne.

La quatrième partie («Christianisme, montagne et modernité») analyse une «Gruyère en évolution», avec l’apparition du «monde moderne» et des «capucins rouges». Parmi ces changements profonds, on pourra souligner la «permanence de la montagne chrétienne» et «la continuité musicale et littéraire», notamment en tenant compte du répertoire chanté et liturgique en patois. À l’heure actuelle, les développements plus récents provenant de la ville amènent un air d’écologie à la montagne, parfois en lien avec des aspirations religieuses se nourrissant d’un sacré naturel alpestre.

La conclusion («Construction du territoire et génie du lieu») revient sur les liens conflictuels et contradictoires entre Église et espace montagnard dans les Préalpes fribourgeoises, mais aussi sur les relations parfois concurrentielles des élites et du peuple dans leur effort «d’invention de la tradition». Si les annexes présentent des tableaux, des cartes et des graphiques, ces éléments auraient pu assumer une représentation plus fine et riche en détails. Les tableaux synoptiques offrent en revanche une synthèse illustrée et complète, qui pourrait constituer une trace fort intéressante et utile pour une analyse des réseaux tissés par les nombreux personnages évoqués, rappelant que ces personnages ne sauraient demeurer tels des îlots isolés qu’ils développaient au contraire des relations étroites.

Zitierweise:
Ratti, Alessandro: Rezension zu: Rime, Jacques: Le baptême de la montagne. Préalpes fribourgeoises et construction religieuses du territoire (XVII e –XXe siècles), Neuchâtel 2021. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 73(1), 2023, S. 61-63. Online: <https://doi.org/10.24894/2296-6013.00120>.